La troisième île - Couverture souple

1. L'application

Ma prof de travaux manuels avait la veine philosophique. On était en 1971, je venais de passer en troisième au lycée de Västervik. Établissement qui, aujourd'hui, porte le nom d'Ellen Key - l'une des rares célébrités de la région qui méritent réellement de l'être - et qui, à l'époque, portait le nom de quelqu'un d'autre. Une imposante bâtisse en pierre de taille, déjà plus que centenaire, en plein centre-ville.
L'air automnal était transparent et léger, le ciel haut et d'un bleu glacé. On sentait la mer, comme cela arrive à Västervik au mois de septembre.
Tout était nouveau, tout était fascinant. Certes, j'avais, comme avant, les poches remplies de châtaignes et la selle de mon vélo était peut-être un brin plus bas que celle des autres, mais plusieurs nouvelles matières dans l'emploi du temps attestaient sans équivoque que la vraie vie allait bientôt commencer. Parmi ces matières figuraient, par exemple, les travaux manuels tels que couture et tricot, auparavant réservés aux filles. Nous allions commencer le trimestre par apprendre à tricoter.
Le principe de base semblait d'une simplicité enfantine. Tricoter une écharpe, comme j'avais choisi de le faire, rien de plus simple, je l'avais compris dès la première leçon. J'avais opté pour une pelote de laine jaune canari et m'étais mis au travail avec le joyeux enthousiasme qu'inspire un savoir-faire nouvellement acquis. Mes doigts étaient petits et depuis longtemps habitués à manier les antennes des papillons séchés et les minuscules scarabées ; c'est probablement pour cette raison que mon écharpe fut très longue et très belle à voir, mais rigide comme une planche de bois et totalement inutilisable.
Quelle déception.
«L'application, commenta gentiment la prof, est une qualité précieuse, mais qui peut facilement se muer en exagération.»
J'eus souvent l'occasion de me rappeler ces propos.

2. Le séisme de San Francisco

Le tremblement de terre du 18 avril 1906 provoqua un incendie qui ravagea la ville de San Francisco, quartier par quartier, en détruisant l'un des plus beaux cabinets d'histoire naturelle des États-Unis, fruit de trente années de labeur du zoologiste suédois Gustaf Eisen (1847-1940), qui pendant longtemps avait été l'intendant de l'Académie des sciences de Californie.

Tout partit en fumée, y compris ses biens personnels. Sa bibliothèque, ses archives, sa correspondance. Tout. Âgé de presque soixante ans, cet homme dut tout recommencer. Certes, ce n'était pas la première fois, cela lui était déjà arrivé, et même souvent, mais tout de même.
Je me suis parfois demandé quelle avait été sa réaction, avait-il pleuré ?
Je ne le pense pas. Il était d'une autre trempe. En outre, au moment de la catastrophe, il se trouvait à l'autre extrémité du globe ; la nouvelle du tremblement de terre et des incendies consécutifs l'atteignit sur le rivage de la baie de Naples sous forme de journaux posés sur la table du petit-déjeuner. Il n'est pas exclu que ce désastre lui apparût comme une délivrance. Je n'en sais rien, c'est juste une supposition. Déjà de son vivant, Gustaf Eisen était un personnage difficile à cerner. Quelqu'un qui, tel un chat, suivait ses propres sentiers. Énigmatique et fuyant.
(...)

Donner une idée des écrits de Fredrik Sjöberg est à la fois facile et très difficile. Facile parce qu'il suffit d'évoquer la prose envoûtante et mélancolique de W. G. Sebald et de dire : voici la même famille d'esprits, en plus humoristique, plus ludique, mais tout aussi fascinant et profond. Difficile, parce que, comme chez Sebald, c'est une prose inénarrable : la décrire c'est comme décrire un morceau de musique, c'est-à-dire passer à côté de l'essentiel.
L'histoire ? Bien sûr, il y a une histoire : le narrateur, un entomologiste (comme l'auteur lui-même) commence à s'intéresser au destin d'un homme à facettes multiples : un scientifique, spécialiste des vers de terre, qui fut également historien d'art, viticulteur de renom, photographe, aquarelliste, mais aussi théosophe, ami de Strindberg et un des pionniers du mouvement écologique aux États-Unis. Gustaf Eisen (1847-1940) est le nom de cet étonnant personnage dont Fredrik Sjöberg raconte la vie - et ce faisant, il raconte la sienne propre : sa passion de collectionneur (d'insectes et de destins énigmatiques), son rapport à son travail, scientifique et littéraire, ses méditations sur la nature, sur la collecte et les collectionneurs, l'art et la science...
Point de spéculations abstraites, il ne s'agit pas de bâtir un système ; des histoires drôles, des anecdotes, des saynètes constituent la matière première de cette prose à la fois légère et profonde. Une pensée qui vagabonde sans jamais s'égarer ; des rêveries d'un «promeneur solitaire», mettant en scène une foule de personnages, aux destins souvent rocambolesques.

Né en 1958, Fredrik Sjöberg - biologiste, écrivain et critique littéraire - vit à Runmarö dans l'archipel de Stockholm. Il a été nominé pour le prestigieux Augustpriset (le Goncourt suédois) et a obtenu le Vinterpris de Samfundet De Nio (l'Académie pour la littérature, à Stockholm). Ses livres ont été traduits en allemand, en russe, en norvégien, en anglais.